Médée – ce qu’Euripide nous dit sur notre actualité

Médée, Euripide – Théâtre en Liberté, au Théâtre de la place des Martyrs

Souviens-tois que je suis Médée, c’est le titre que donne Isabelle Stengers à son texte sur Médée (Empêcheurs de penser en rond, 1993). J’étais invitée à débattre de la pièce qui se joue actuellement au Théâtre de la place des Martyrs par la troupe du Théâtre en Liberté, débat avec entre autre aussi Lambros Couloubaritsis, mon collègue en philosophie à l’ULB et Daniel Scahaise, le metteur en scène. Texte intemporel et universel s’il en est, rendu avec beaucoup de respect pour Euripide par les acteurs de la troupe. J’aimerais reprendre les deux points que j’ai proposés dans le débat de cet après-midi.

D’abord, la question de la barbarie. Médée est une “barbare”, ce qui veut dire qu’elle provient d’un  ailleurs qui ne connaît pas “les bienfaits de la civilisation grecque”, ce pays lointain de Colchide. Elle est aussi descendante des Titans, alors que la civilisation Grecque, personnifiée en son mari Jason, est fondatrice des lois, de la cité et de l’ordre moral que Zeus a pu faire régner du fait de sa victoire sur les Titans. Médée s’inscrit dans cette citée, dans ce nouvel ordre moral, dans sa vie conjugale avec Jason, à qui elle donne des enfants. Or, l’histoire est connue: Jason la répudie pour pouvoir se marier avec la fille de Créon, le roi de  Corinthe. Cette répudiation, que Stengers décrit comme “la plus grande humiliation que puisse connaître une femme”, provoque la panique au sens du Dieu Pan, maître de la “panique”: “D’un seul coup, tout bascule comme si ce qui faisait lien entre les humains se révélait soudain susceptible de faire émerger un collectif tout autre, d’engendrer ce que l’ordre social semblait, par nature, exclure” écrit Stengers en faisant référence à Jean-Pierre Dupuy (La panique, 1991). La répudiation signifie la rupture du contrat moral: “Elle a passé contrat avec l’humanité et le contrat a été rompu” (p. 11). De quoi s’agit-il, quel est le “contrat avec l’humanité”? Je propose que dans les termes les plus généraux et les plus fondamentaux, le contrat moral ou social est le suivant: en échange de l’amour, je suis prêt à abandonner (un peu de) ma jouissance. Que cela veut-il dire? Faire naître l’infans à l’humanité, au sein de la famille, c’est interférer dans la jouissance absolue, immédiate et totale de ce que l’enfant a ou aspire à avoir avec sa première ou sa principale figure d’attachement, en y mettant des limites: ces limites sont frustrantes par rapport au tout auquel l’enfant se croit attitré, mais sont dans le même mouvement l’opportunité d’une ouverture: l’intérêt porté jusque là exclusivement sur la mère, perd l’exclusive pour se porter en partie aussi sur la figure intervenante. De “qui suis-je pour ma mère?”, la question devient “qu’a-t-il celui-là pour pouvoir me faire concurrence, pour capter l’intérêt de ma mère?”, en d’autres termes, l’enfant s’intéresse au tiers intervenant: il accepte de quitter son monde d’absolu pour s’ouvrir à la tiercité, c’est-à-dire au lien social et à ses règles. Mais quitter ce paradis de l’espérance d’un assouvissement total ne se fait pas sans douleur: l’enfant doit être bercé d’amour et  tendrement séduit à ce renoncement. Pas tous les enfants, d’ailleurs, feront le pas (et ce serait alors, la voie de la psychose). Voilà le premier pacte social: en retour de l’amour (et de la sécurité), le sujet humain abandonne (en grande partie) son monde fantasmatique jouissif et accepte “le principe de réalité”. C’est aussi le pacte moral de ce qui fait lien (entre les hommes, dans la cité): la cité (la civilisation) prend soin de ces citoyens, les traite avec respect, considération, soin et équité, et en retour les sujets qui la composent ne s’autorisent pas à “lâcher le monstre intérieur, la barbarie intérieure”. Car le monde jouissif est un monde qui ne s’embarrasse pas de pitié ni de considération pour la vie: il faut prendre ce qui assouvit et éliminer ce qui l’en empêche. Ce qui se joue pour Médée comme pour l’actualité est donc ceci: sans amour et sans espoir d’amour (d’intégration, de valorisation, de prise en charge), le contrat social est considéré rompu, et “ce qui faisait lien entre les humains se révélait soudain susceptible de faire émerger un collectif tout autre, d’engendrer ce que l’ordre social semblait, par nature, exclure”, c’est-à-dire, la barbarie.

Il y a un deuxième point que j’aimerais soulever, celui de ce que le texte nous apprend sur les rapports homme-femme. Lacan a pu dire qu’une femme peut être pour un homme un symptôme alors qu’un homme peut être un véritable ravage pour une femme. C’est aussi ce que ma clinique semble, jusque là, m’enseigner. Médée, par excellence, rend tangible le ravage que peut être la répudiation du partenaire, rend tangible ce qu’est la répudiation de Jason pour Médée. Médée, par son infanticide, donne la mesure de ce à quoi elle a à faire. Comment le comprendre et comment comprendre cette phrase de Lacan? Le pacte du couple a une logique sur certains points ressemblant au pacte social: la jouissance est mise en jeu en échange de l’amour. L’idée fondamentale est que, pour ce qui est de la jouissance intime, il n’y a pas symétrie entre homme et femme: tant l’homme que la femme, jouissent du corps de la femme, c’est-à-dire que c’est la femme qui doit être séduite à se faire objet, à se prêter à ce jeu, pour qu’il puisse y avoir jouissance. Elle n’est pas victime car elle aussi en jouit, et qu’elle est, par ailleurs, protégée par le pacte, c’est-à-dire par le lien, par l’amour souvent. Cependant, quand il y a rupture du pacte, l’asymétrie se fait jour dans sa monstruosité: l’homme peut continuer le chemin, attristé, effondré, solitaire; or la femme ne se retrouve pas simplement esseulée, abandonnée, dépossédée, mais dans la mesure où elle a consenti à se faire objet, elle se retrouve seule à faire avec cette position extrêmement délicate et potentiellement mortifère de son statut d’objet. Elle avait consenti à cet exercice d’équilibre périlleux pour sa santé psychique car séduite par l’amour; or sans les balises de l’amour, elle se retrouve seule face au gouffre vertigineux de sa jouissance. Voilà donc pourquoi on peut parler de l’abandon comme de “la plus grande humiliation que puisse connaître une femme”, soit encore comme un ravage. Dans le mythe, Médée, séduite, a consenti à se faire utiliser: elle a consenti à abandonner son pays, à trahir les siens, à tuer son frère par amour: Jason, en la répudiant, en la déshabillant de son amour, la livre décharnée à une hantise sans fin par cette vaine abnégation.

Or, de toutes les peines qu’un humain peut infliger à un autre humain, l’humiliation est la plus féconde de violences à venir. Le sujet humilié ne pourrait donner la mesure de la violence à laquelle il a à faire en attaquant l’autre, trop facile, trop bref, ni en s’attaquant lui-même, trop peu incisif pour les autres. Tuer Jason pour Médée ne pourrait lui donner satisfaction: une fois mort, il ne souffre déjà plus; se tuer n’est pas non plus une option: les quelques pleurs passés, tout serait oublié. Non, l’humiliation ne connait sa mesure que dans la destruction, la dévastation de la scène même où se joue cette humiliation, la scène de la cité, la scène de la vie. C’est pourquoi Médée tue ses enfants, qui sont aussi ceux de Jason. L’humilié(e) dit en substance: je suis déjà mort(e) (psychiquement), mais je ne partirai pas sans avoir fait le ravage autour de moi: je peux tout donner (donner tout mon corps) pour détruire la scène même de l’humiliation.

C’est aussi ce qu’Euripide nous apprend sur notre actualité.

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