Train de nuit pour Lisbonne, Pascal Mercier (2008)

02.08.2011

Quelques passages frappants

-p. 329:  “Et qu’est-ce que vous faites ici? (…) -C’est difficile à expliquer (…). Très difficile. Vous savez ce que sont les rêves diurnes. C’est un peu comme ça. Mais c’est aussi très différent. Plus sérieux. Et plus fou. Quand le temps qu’il vous reste à vivre se réduit, il n’y a plus de règles qui tiennent. Et ensuite on a l’impression que l’on est devenu cinglé et mur pour la maison de fous. Mais au fond c’est l’inverse: ceux qui doivent aller à l’asile, ce sont ceux qui ne veulent pas comprendre que le temps raccourcit. Ceux qui continuent comme si de rien était. (…)”

-p. 369: “Tu as réalisé sur moi un tour d’adresse, Mamã, et j’écris maintenant ce que j’aurais dû te dire depuis longtemps: c’était un tour d’adresse perfide, qui a pesé sur ma vie comme rien d’autre. En effet, tu m’as fait savoir – et le moindre doute sur le contenu de ce message n’était pas possible – que tu n’attendais de mon ton fils – ton fils -, rien de moins que ceci: qu’il soit le meilleur. Le meilleur en quoi, ce n’était pas là l’important, mais les prestations qu’il me faudrait réaliser devraient surpasser celles de tous les autres, et non seulement les surpasser d’une manière quelconque, mais les dominer de très haut. Ta perfidie, c’est de ne me l’avoir jamais dit. Ton attente ne s’est jamais formulée de manière à me permettre de prendre position, d’y réfléchir et de me confronter aux sentiments que cela m’inspirait. Et pourtant je le savais, car cela existe: un savoir que l’on instille à un enfant sans défense, goutte après goutte, jour après jour, sans qu’il remarque le moins du monde ce savoir silencieux toujours grandissant. Le savoir invisible se répand en lui comme un poison sournois, s’infiltre dans les tissus du corps et de l’âme et détermine la couleur et les nuances de sa vie. A partir de ce savoir agissant incognito, dont la puissance résidait dans son caractère secret, naquit en moi un réseau invisible, indétectable, fait d’attentes inflexibles et impitoyables envers moi, tissé par les cruelles araignées d’une ambition née de la peur. Combien de fois, avec quel désespoir et dans quel comique grotesque me suis-je plus tard débattu en moi pour me libérer – rien que pour m’emmêler plus encore! Il était impossible de me défendre contre ta présence en moi: ton tour d’adresse était trop parfait, un chef-d’œuvre sans défaut, d’une perfection écrasante, à couper le souffle. Dans sa perfection, entrait le fait que non seulement tu laissais inexprimées tes attentes étouffantes, mais que tue les cachais sous des paroles et des gestes qui exprimaient le contraire. Je ne dis pas qu’il s’agissait là d’un plan conscient, rusé, sournois. Non, tu as toi-même accordé foi à tes paroles trompeuses et tu as été la victime d’un travestissement dont l’intelligence dépassait de loin la tienne. Depuis lors, je sais combien les êtres humains peuvent être jusqu’au pus profond d’eux-mêmes liés les uns aux autres et présents les uns dans les autres, sans s’en douter le moins du monde.”

-p. 408:  “Les contours de la volonté des parents et de la crainte qu’ils inspirent s’inscrivent avec un crayon de feu dans les âmes des petits, qui sont pleins d’impuissance et pleins d’ignorance sur ce qui leur arrive. Nous avons besoin de toute une vie pour trouver le texte gravé au fer rouge et pour le déchiffrer, et nous ne pouvons jamais être sûrs de l’avoir compris.”

-p. 410: “Car c’est un fait: on ne sait pas ce qui manque à quelqu’un, jusqu’à ce qu’il l’obtienne, et alors d’un seul coup, c’est très clair, c’était cela.”

-p. 427: “Quand nous parlons de nous-mêmes, d’autres personnes ou simplement d’objets, nous voulons (…) nous révéler dans nos paroles: nous voulons faire connaître ce que nous pensons et sentons. Nous laissons les autres jeter un regard dans notre âme. (…) Selon cette conception, nous sommes les metteurs en scène souverains, les dramaturges autodéterminés de notre ouverture aux autres. Mais peut-être cela est-il totalement faux? Une illusions que nous nous créons nous-mêmes? Car nous ne faisons pas que nous révéler par nos paroles, nous nous trahissons aussi. Nous livrons beaucoup plus que ce que nous voulions révéler, et parfois c’en est exactement le contraire. Et les autres peuvent interpréter nos paroles comme des symptômes dont nous ignorons peut-être la cause. Comme des symptômes de la maladie d’être nous. Cela peut être amusant si nous considérons les autres ainsi, cela peut nous rendre plus tolérants, mais aussi nous donner des munitions. Et si, à l’instant où nous commençons à parler, nous pensons que les autres en font autant avec nous, le mot peut nous rester coincé dans la gorge et l’effroi nous rendre muet pour toujours.”

 

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