Quels destins pour les enragés de la vie?

Œdipe et la Métaphore

24 octobre 2015

Si l’année passée, Euripide nous présentait la figure de l’humiliation et du rejet personnifiée par Médée et nous montre la logique qui va de l’humiliation à la barbarie, dans « Œdipe tyran » Sophocle présente la figure de la trahison ainsi que la logique qui va de la trahison à la rage.

Du don de vie à la trahison

Il y a un moment dans la vie où l’exigence d’amour inconditionnel est justifiée: c’est le début de la vie. La vie ne peut commencer que par un don: l’amour ne peut faire vivre que s’il est don d’amour, c’est à dire s’il est inconditionnel, sans condition. Toute condition, toute attente de retour sur investissement rend caduque le don de vie, puisqu’elle transforme l’acte du don en un contrat  et de ce fait, elle l ‘amortit, l’épuise, le vide, elle mortifie. En d’autres termes, c’est un don de vie qui mortifie, ou donc un don de vie qui trahit la vie, qui trahit. Le parent qui donne la vie, mais en même temps s’octroie le droit d’une exigence – quelle qu’elle soit, exigence de loyauté, de gratitude, de retour – trahit le don de vie.

Quand un oracle à Delphes avertit Laïos que si un héritier mâle lui naît, celui-ci tuera son père et épousera sa mère, Laïos, prudent, se garde alors de toute relation avec son épouse. Une nuit pourtant, sous l’emprise de la boisson, il fait l’amour avec Jocaste. De leur union naît un fils. Loin d’être fidèle à son don de vie, et de prendre le seul parti possible du côté de la vie, qui serait de prendre acte de l’oracle comme d’un mystère inquiétant, mais qui demande à être déchiffré, et donc de prendre le parti du fils, quoi qu’il en coute, il choisit de trahir son don de vie: pour conjurer l’oracle, il fait exposer l’enfant de trois jours sur le mont Cithéron. Pire, il lui fait percer les chevilles pour l’accrocher à un arbre.

De toute évidence, non seulement Œdipe n’est pas investi de l’amour qu’il est en droit d’attendre, mais, qui plus est, l’enfant est traité comme l’ennemi, la source potentiel du mal. Double trahison: trahison d’avoir mis au monde un enfant sans être prêt à se donner, trahison d’avoir mis au monde un enfant pour le jeter et le détruire ensuite. Pour l’enfant qui doit vivre, ne restent que deux options: la perte (c’est-à-dire, en effet la mort qui a vaincu), soit la rage, c’est à dire la rage de vivre. Si à trois jours on a pris la douleur de la terreur, la douleur des chevilles percées, la douleur de l’abandon, si à trois jours on a pris tout ça, c’est qu’on a pris sur soi la douleur insupportable pour vivre néanmoins: c’est à dire que quelque soit la douleur qu’il faudra plus en avant affronter, aucune douleur ne pourrait avoir un quelconque caractère de menace pour la vie, même si elle n’en est pas moins insupportable. Pour la vie l’enfant a choisi le parti de la douleur, il n’a pas choisi la douleur pour la douleur, il l’a choisi pour la vie: c’est exactement ça la rage de vivre.

Œdipe est en rage: cette rage est son ressort: c’est par cette rage qu’il agit, c’est par cette rage qu’il comprend, déchiffre et voit, c’est par cette rage qu’il avance avec puissance, qu’il est tyran et roi. Il tue celui qui lui marche sur les pieds ou le bouscule – il tue ce père qui n’avait déjà pas hésité à lui molester les pieds. Il résout les mortelles énigmes de la Sphinge comme s’il avait la science infuse. Et il écarte violemment tous ceux qui veulent l’empêcher de savoir et de comprendre la vérité, Tirésias, Jocaste, le berger. Œdipe en veut, Œdipe est la pulsion de vie à l’état pur, il est imparable.

La Sphinge est l’écho de la Pythie

D’où ce destin tragique? Quels destins pour les enragés de la vie?

Il y a un mystère: l’Oracle de Delphes et l’Enigme de la Sphinge, tous deux énoncés par des figures féminines, se répondent en écho: tous les deux sont des formules sortilèges et tous les deux annoncent le destin de l’homme, la condition humaine: boiteuse, et aux emprises avec les premiers enjeux d’amour et de haine – boiteuse parce qu’aux emprises avec les premiers enjeux d’amours et de haine. Qui plus est, tous les deux font appel au déchiffrage, à l’interprétation, à la lecture. Et le prix de la (non-)interprétation est singulièrement en miroir autour du précipice. Quand Œdipe résout l’énigme, la Sphinge se précipite vers sa perte, quand il ne résout pas l’oracle tout aussi énigmatique, c’est lui qui est précipité vers sa perte.

Le mystère est donc: pourquoi Œdipe est il d’une lucidité surhumaine à résoudre l’énigme de la Sphinge est d’un aveuglement pitoyable à interpréter l’oracle de Delphes? Car enfin, il faut saisir l’exploit de l’esprit d’Œdipe. En effet, les deux mystères de la Sphinge sont: « Quel être, pourvu d’une seule voix, a d’abord quatre jambes le matin, puis deux jambes le midi, et trois jambes le soir et qui, contrairement à la loi générale, est le plus faible quand il a le plus de pattes? » et « Quelles sont les deux sœurs dont l’une engendre l’autre et dont la seconde, à son tour, est engendrée par la première? » Œdipe trouve également la réponse à la seconde énigme: c’est la journée et la nuit (le mot « jour » est féminin en grec).

On ne peut s’en sortir qu’en se donnant la liberté de l’interprétation, et même, dans ce cas-ci de l’interprétation métaphorique. Remarquons que les deux énigmes concernent la représentation du temps: “linéaire et individuelle pour la première, qui trace la temporalité de l’humain, de sa condition, qui a une direction et de ce fait fonde l’histoire et la culture, et circulaire et universelle pour la seconde, puisque les cycles de la nature, et la course des astres est éminemment indifférente à l’histoire humaine”. La rage d’Œdipe le rend perspicace plus qu’un autre et il saisit les logiques de sa condition, du vivant et du monde.

La métaphore du Nom du Père

Pourquoi Œdipe ne se donne-t-il pas les moyens de l’interprétation de l’oracle qui concerne sa destinée singulière? Pourquoi quand il entend qu’il tuera son père, ne se dit-il pas: il est le destin d’un fils de survivre à son père. Je tuerai donc mon père: c’est à dire que par ma vie, j’annulerai les effets de sa vie, j’effacerai ses méfaits et dépasserai ses exploits : et mon nom remplacera le sien, quand on évoquera la lignée, ma renommée aura écrasée la sienne, je l’aurai tué – ? Pourquoi quand il entend qu’il épousera sa mère, ne se dit-il pas : il est le destin d’un fils d’être en amour de sa mère. J’épouserai donc ma mère: c’est à dire que l’épouse qui pourra susciter mon amour aura les traits de ma mère, elle en aura des traits physiques ou des traits psychiques, ou même les deux. Il est le destin d’un fils de retrouver dans l’intimité avec son épouse une secrète jouissance tirant son pouvoir d’une liaison d’amour archaïque puissante d’avec sa mère. Non, contrastant d’avec la liberté de penser impressionnante pour l’énigme de la Sphinge, il a une aliénation stupéfiante à la littéralité de l’oracle de Delphes.

C’est sur le versant du nom qu’il faut lire la prophétie concernant le père, et sur le versant du désir celle concernant la mère. C’est à dire que l’oracle qui incombe à Œdipe a la structure de ce que Lacan appelle ‘”la métaphore du nom du père” et qui est la métaphore qui incomberait à tout un chacun. Œdipe se targue de sa force et de son intelligence car il estime que ceux-ci sont fruits de sa nature, qu’elles lui ont été octroyé par élection, peut être même par la grâce des Dieux. Or, c’est d’abord Laïos qui avait déjà reçu l’oracle: il avait déjà été averti que si un héritier mâle lui naît, celui-ci tuera son père et épousera sa mère. De ce fait, l’oracle de Delphes a au moins déjà ceci de terrifiant: il inscrit Œdipe dans une chronologie, dans une histoire. C’est à dire que si Œdipe doit s’approprier son oracle au lieu de le fuir, cela implique qu’il doit saisir que même si sa rage est justifiée par rapport à la trahison inaugurale qui lui incombait, son père, certes lâche, n’a pas qu’agi par un arbitraire. Les actions du père, déjà, s’inscrivaient dans une histoire: il a abandonné et souhaité la mort d’Œdipe du fait de l’oracle, et il avait d’abord déjà voulu éviter d’être confronté au cas de figure, en s’abstenant aux jeux de l’amour, mais c’est Jocaste qui a su le séduire. Cet exercice-là: saisir en quoi la métaphore, qu’est le destin de notre vie singulière, est retraçable à la façon dont le nom du père a su (ou non) faire avec le désir de la mère, c’est la métaphore du nom du père de Lacan. Et la métaphore du nom du père de Lacan est la retranscription structurelle du complexe d’Œdipe de Freud.

La castration

S’imposer l’exercice de la métaphore implique de saisir que la rage de vivre, par exemple, ou tout autre sentiment dominant, a une histoire: l’exercice est irréversible, une fois entre-ouverte cette porte, on est précipité: de tyran on devient sujet, sujet de son histoire et sujet de l’inconscient. La porte s’entre-ouvre dès la première question: pourquoi ai-je cette rage ? Car la question, en soi, replace la rage dans une histoire, dont on peut saisir une logique – et anéantit l’assurance aveugle d’être, parmi tous, gratifié, élu des Dieux, plus fort que les Dieux. L’historisation crève donc la hubris, l’orgueil. L’exercice de la métaphore qui incombe à Œdipe par l’oracle, comme il incombe à tout sujet de la condition humaine, est l’exercice de l’historisation, de prendre la mesure de combien et en quoi l’on est sujet de son histoire, et cet exercice aboutit à la modestie, à l’humilité. Il y a la racine « hum » d’humain dans humilité, car l’histoire, la chronologie des contingences qui ont fait événement pour un sujet, et la façon dont on y retrouve les logiques qui articulent l’actualité singulière de ce sujet, est notre condition, la condition humaine. Elle s’oppose à la hubris, l’orgueil de se penser égal ou supérieur aux Dieux, ou de leur condition. Passer de l’hubris à l’humilité, c’est précisément la castration de la psychanalyse.

La castration à laquelle Œdipe est invité par l’oracle le terrifie. Il entrevoit qu’elle pourrait le déposséder de sa puissance d’action et de son intelligence, de sa clairvoyance. Puisqu’il a été trahi par ceux qui lui ont donné la vie, il a droit à sa rage, il s’en octroie (inconsciemment) le droit. Mais la condition humaine est modeste: même sa trahison inaugurale a une histoire, et il faut donc aussi faire le deuil de ce qu’elle le visait lui spécifiquement, puisqu’elle partait de ses parents, et de leur histoire, bien plus que ce qu’il n’était visé, lui. Or, cette idée le dépossèderait du droit aveugle à la rage. C’est la raison pourquoi il refuse l’exercice de la lecture métaphorique de l’oracle: non pas parce qu’il n’en est pas capable, il prouve son génie avec l’énigme de la Sphinge, mais parce que ce qu’il entrevoit le terrorise.

Le paradoxe est connu: c’est du fait même qu’il refuse l’interprétation métaphorique, du fait qu’il prend l’oracle à la lettre, que l’oracle se réalise: Œdipe a pris les mots à la lettre, et sans les interpréter, a pensé pouvoir les fuir. Il les a pris à la lettre, c’est à dire, sur leur versant d’objet, et c’est pour cette raison, que l’oracle devient res, chose, qu’elle se réalise. Pire encore, Œdipe n’évite pas la castration, mais elle aussi, du fait qu’elle n’a pu se faire sur le versant de la métaphore, doit se réaliser dans le corps, passe du sujet à l’objet, le corps, quand il se crève les yeux.

L’espérance de la condition humaine est alors celle-ci: faire basculer la douleur de son histoire de l’agir à la parole, car seule la parole permet la métaphore, et la métaphore est ce qui peut faire la différence entre une histoire qui précipite le sujet et celle qui lui donne un élan.